Pour tous ceux qui se méfient comme de la peste des films écrasés par
une performance d’acteur, « Monster » peut a priori susciter quelques
craintes légitimes. Les multiples récompenses obtenues par Charlize
Theron pour son rôle de marginale à la dérive pouvaient augurer d’un
film bancal, centré sur le jeu outrancier de son héroïne méconnaissable.
Mais heureusement, si on se doit de reconnaître que la composition de la
star d’origine sud-africaine est formidable de bout en bout, elle ne
phagocyte en rien la première œuvre de la jeune réalisatrice Patty Jenkins.
Premier film fort donc, très risqué car reposant sur l’adaptation d’un fait
divers particulièrement sanglant. Celui de Aileen Wuornos, meurtrière par
amour, tueuse en série peu banale, échappant aux schémas simplistes et
au mythologies grand guignol, qui fleurissent aux Etats-Unis depuis
bientôt vingt ans.

Mortelle dérive

Cette histoire vraie est fascinante, ouvrant un incroyable et effrayant
gouffre sous nos pieds. Celui d’un trou noir dans lequel une femme va
s’abîmer et disparaître, laissant derrière elle six cadavres et une
montagne de questions sur l’engrenage qui a pu provoquer une telle
spirale. Cette femme, c’est donc Aileen, prostituée paumée, n’espérant
plus rien de l’existence quand son chemin croise celui de Selby, jeune
fille incertaine à la recherche de son identité. La collision de ces deux
solitudes est foudroyante, comme l’évidence que cette rencontre
constitue une dernière chance d’approcher enfin un bonheur enfoui
depuis longtemps. Depuis précisément les dernières lueurs illusoires de
l’enfance. Mais la société ne peut que s’opposer à un tel amour,
monstrueux et répugnant selon les canons en vigueur de la morale
puritaine américaine. Le piège infernal de l’exclusion se met en place
pour Aileen et Selby, incapables de trouver leur place dans le monde.
Alors comment survivre ? Comment préserver leur jardin secret ?
Comment leur quête d’une paisible normalité peut-elle aboutir ? Ces
questions ne trouveront jamais de réponse mais prendront rapidement
une dimension terrible. Car la digue qui protégeait encore Aileen du Mal
ne va pas tarder à lâcher. L’acte fondateur de cette dérive arrive par un
hasard cruel mais qui porte en lui le séisme à venir. Pour gagner
l’autonomie matérielle que sa relation naissante avec Selby exige, Aileen
n’a pas le choix, elle doit continuer à errer le long des autoroutes pour
vendre son corps contre quelques dollars. Pour échapper un soir à un
détraqué qui la martyrise, une pulsion de survie l’amène à utiliser l’arme
qui devait lui servir à se suicider. Ce revolver prolonge alors
paradoxalement sa vie et ce meurtre d’autodéfense ouvre une brèche
dans son équilibre psychique déjà fragile. Tuer des gens n’est pas si
difficile et encore moins ceux qui le méritent. Car le monde n’est-il pas
peuplé de salauds que personne ne regrettera ? Tuer et dévaliser ses
clients s’impose finalement comme un moindre mal pour une Aileen, qui
ne peut plus supporter l’idée de se prostituer. Et peu importe si la
culpabilité profonde de ses victimes est plus supposée que certaine, elle
est désormais engagée dans une fuite en avant sans recours ni porte de
sortie.

Très prometteur

La puissance de « Monster » est avant tout dans l'interrogation morale
surgie de son titre même. Qui est le monstre en question ? Loin de toute
tentative d’explication sociologique qui résumerait le parcours d’Aileen à
un simple déterminisme, le film ne se pose pas en juge ou en avocat. Il
nous montre comment les tentatives d’insertion (pathétiques mais réelles)
d’Aileen échouent inéluctablement face à un monde qui ne sait que faire
d’une telle inadaptée mais il n’élude pas pour autant sa responsabilité
écrasante. Elle sait ce qu’elle fait et finit par commettre le plus odieux
des crimes sur celui qui ne demandait qu’à l’aider enfin, comme un
symbole dramatique d’une situation qui lui échappe inexorablement.
Aileen n’est ni une tueuse inhumaine et démoniaque ni la victime
innocente d’une société indifférente aux plus faibles. Son amour pour
Selby (merveilleuse Christina Ricci au jeu varié et toujours crédible) nous
est présenté comme la force motrice de sa dérive infernale et recèle en
son sein une très troublante ambiguïté. Quelle est la densité véritable des
sentiments de Selby ? Qui réellement manipule l’autre ? Bref, un premier
film très prometteur et marquant, dont la remarquable efficacité pallie
parfois les chutes d’inspiration. La forme, souvent oubliée dans ce type
de cinéma réaliste et cru, n’est pas toujours fouillée mais révèle un
certain talent pour capter quelques ambiances nocturnes lourdes de
menaces. Indéniablement la caméra de Patty Jenkins sait retranscrire ce
destin tragique, à la croisée du banal pitoyable et du monstrueux
singulier.
samuel@chroniscope.com (11/06/2004-action thriller)