Pourquoi aime-t-on un film ? Pour une somme de détails
séduisants et prenants ou pour une force qui en émane et qui
transcende les éventuelles lacunes de l'œuvre. Souvent les
deux, parfois l'un ou l'autre. Cette question récurrente pour le
spectateur prend dans le cas de « 21 grammes » une
résonance toute particulière. Car voilà bien un film que l'on
aimerait détester, tant le savoir-faire de son réalisateur, le
mexicain Alejandro González Inárritu, nous renvoie
fréquemment l'image insupportable d'un surdoué rusé,
virtuose de la mise en scène et grand manipulateur d'émotions.
Alors pourquoi ce film qui pourrait bien avoir tous les défauts
du monde, est-il si formidable ? Pourquoi devient-il une vraie
et rare expérience de cinéma ? Pourquoi tous les gimmicks et
les trucs qui le parsèment ne sont pas un obstacle
infranchissable, un mur entre le film et nous mais au contraire
une clé d'entrée puissante dans un univers tragique ? On aurait
de la peine à épuiser ainsi le questionnement qui surgit à la
sortie de « 21 grammes » tant ce film est un séisme, qui fait
émerger mille interrogations.

Short cuts

Le dispositif narratif du film est tout entier fondé sur une
déconstruction temporelle du récit, qui suit les trajectoires
enchevêtrées de trois personnages dont on ne saisit pas les
liens de prime abord. Qui est ce Jack, grande baraque latino
qui semble avoir l'improbable foi religieuse des convertis de
fraîche date ? Qui est ce Paul montré alternativement sur le
point de mourir ou en parfaite santé ? Qui est cette blonde
Cristina, épouse modèle et comblée par deux petites filles
mais que l'on surprend aussi à prendre diverses drogues ? Par
quel absurde hasard les destins de ces trois personnages vont-
ils converger implacablement vers le trou noir que l'on
pressent ? Car si le début du film est opaque, on ne se fait pas
d'illusions, le climat oppressant qui se dégage de ces courtes
séquences paraît indiquer que tout cela va finir mal, très mal.
Et peu à peu, le puzzle se met en place, deux connexions se
font alors jour : Jack a provoqué la mort de la famille de
Cristina dans un accident de voiture et Paul se sauve en se
faisant transplanter le cœur du mari de celle-ci. Reste à
boucler le système : Paul, pour donner sens à sa renaissance,
recherche celle qui lui a donné l'organe de son mari mourrant,
en tombe amoureux et décide de l'aider à accomplir sa
vengeance contre celui qui a déclenché involontairement le
cataclysme qui a ravagé l'existence de Cristina et prolongé
paradoxalement la sienne.

Miettes de vie

L'auteur du remarqué « Amours chiennes » poursuit donc ici
sa passionnante et singulière exploration des gouffres humains
et des émotions extrêmes. La puissance de ce film (quasiment
au sens balistique du terme) brûle tout sur son passage, en
provoquant un faisceau de sensations d'une intensité peu
banale. La fragmentation en blocs de tension disposés
aléatoirement, ce qui ne constitue certes pas une première,
trouve dans « 21 grammes » un point d'incandescence
stupéfiant. On pense bien sûr au fameux « Je t'aime, je t'aime
» de Resnais, matrice fondamentale des exercices de
déconstruction fictionnelle mais qui serait ici pulvérisée par la
violence de la réalité urbaine contemporaine, capturée
brutalement caméra à l'épaule. Loin de tomber dans une
abstraction théorique, qui mettrait le spectateur à distance,
Inárritu nous plonge au contraire dans le bain bouillonnant et
bouleversant de ces miettes de vie éclatées. Car nous sommes
totalement immergés dans ces existences brisées, dont la
collision ne nous apparaît pas comme factice (c'était un des
nombreux risques de l'entreprise) mais comme une inéluctable
fatalité. Leur passé et leur milieu social auraient du en faire des
étrangers les uns pour les autres, comme trois lignes de vie
vouées à rester éternellement parallèles. Mais leur ligne de
chance en a décidé autrement. C'était écrit, pourrait-on dire,
dans une interprétation mystique de ce film particulièrement
éprouvant. Les acteurs ne sont pas pour rien dans la réussite
de ce « 21 grammes », perpétuellement sur le fil, prêt à
basculer dans une hystérie artificielle, un lourd pathos ou plus
simplement dans un indigeste trop plein. Sean Penn en premier
lieu, qui s'impose décidément comme l'acteur hollywoodien
tout-terrain de sa génération, Naomi Watts ensuite, qui excelle
en femme anéantie, portant sur elle toute la fêlure du monde.
Benicio Del Toro enfin, dont la pesante corpulence se marrie
bien avec les démons intérieurs de son personnage, torturé par
les affres de la culpabilité et de l'impossible rédemption. Bref,
« 21 grammes », qui risque bien de provoquer des réactions
exacerbées, apparaît sans discussion comme un film à voir de
toute urgence, au moins pour se forger sa propre opinion.
samuel@chroniscope.com(auteur-21/6/04)